Un autre regard sur le vieillissement
La segmentation des populations en groupes d’âge revêt un intérêt démographique indéniable. Mais n’est-il pas discutable d’avoir fixé arbitrairement des seuils d’âge qui déterminent d’artificielles catégories considérées comme des ensembles autonomes ?
Par le Professeur Claude Jeandel, CHU de Montpellier
Une telle démarche a conduit à différencier un troisième âge (les personnes âgées) présumé succéder à un deuxième (les adultes) et à un premier (les jeunes). Ce troisième âge se distinguerait également d’un quatrième (les vieux), voire d’un cinquième (les grands vieillards). Cette vision fragmentaire du cycle de vie est particulièrement inadaptée, car :
- Elle occulte le concept de continuum de la vie et d’interdépendance des différentes étapes. Elle opère comme si ces périodes pouvaient être dissociées et soustraites séparément d’un projet global de vie, alors qu’il est par ailleurs légitime de considérer que la vieillesse trouve ses premières fondations dans l’enfance et que le vieillissement se prépare tout au long de la vie.
- Elle pérennise les stéréotypes socioculturels qui ont eu tendance, jusqu’à aujourd’hui, à véhiculer une image négative et non fondée de l’avance en âge, associant le processus de vieillissement à la notion de pertes ou de déficits et considérant celui-ci comme un phénomène homogène.
- Elle expose au risque d’un cloisonnement des générations, tandis que l’on assiste à l’émergence de sociétés de plus en plus multi-générationnelles. Elle n’incite donc pas à la mise en œuvre, pourtant nécessaire, de politiques d’intégration des âges en coordonnant les actions entreprises à toutes les étapes du cycle de vie.
Vieillissement et pluralité des parcours de vie
Le vieillissement peut se définir comme l’action du temps sur les êtres vivants et comme l’ensemble des processus moléculaires, cellulaires, histologiques, physiologiques et psychologiques qui accompagnent l’avance en âge.
Pris dans sa dimension biologique, le vieillissement de chaque individu résulte de l’action conjuguée de facteurs génétiques et environnementaux, dont le nombre et le poids respectifs, ainsi que les différents degrés d’interaction, rendent compte du caractère extraordinairement hétérogène.
Chacun d’entre nous se caractérise par sa marque génétique, présente pour une grande part dès la naissance. Mais notre génome n’est pas stable. Il est susceptible de modifications, dont certaines sont programmées mais dont les autres surviennent sous l’influence de notre propre métabolisme, par le biais de la production de radicaux libres par exemple. En outre, notre environnement et nos conditions de vie sont en interrelation étroite avec notre génome, dont ils influencent tous deux la stabilité. Cette donnée offre un argument pour intervenir suffisamment tôt sur les facteurs modifiables, indissociables de nos habitudes et de nos conditions de vie comme nos comportements alimentaires, la consommation de tabac et d’alcool, l’exposition aux rayons solaires, l’inactivité physique… ou encore le rôle des agents polluants.
L’âge d’apparition des premières conséquences de tel ou tel facteur environnemental est tributaire de la force avec laquelle ce dernier s’applique, c’est-à-dire de sa dimension quantitative. Mais le facteur « temps » est essentiel pour comprendre la variabilité d’apparition de telles conséquences. Ainsi, les conséquences d’une exposition aux rayons solaires sur la peau résulteront du produit de la quantité reçue par unité de temps multipliée par la durée cumulée de l’exposition. On conçoit dès lors que la prévention de telles conséquences implique de limiter l’intensité du facteur causal ou de réduire sa durée d’action.
L’interaction gène-environnement ajoute un élément de variance au seuil d’apparition des premiers stigmates conséquentiels. Ainsi, à degré d’exposition identique aux rayonnements ultraviolets, les premiers stigmates de vieillissement cutané apparaîtront plus précocement chez l’individu caractérisé par un phototype clair – trait génétique intervenant comme facteur de susceptibilité accrue aux ultraviolets. Il faut donc admettre une certaine inégalité selon les individus dans les capacités de réponse ou de protection. Cela met en lumière la nécessité de privilégier une stratégie visant à répartir le poids global de tel ou tel facteur sur la durée de vie entière, plutôt que de laisser se concentrer ses effets sur une courte période.
Finalement, les effets additifs des nombreux facteurs de l’environnement et, surtout, la durée sur laquelle ils exercent leurs « méfaits » rendent compte d’un très grand nombre de combinaisons délétères et mettent en perspective autant de trajectoires individuelles possibles.
La part de l’héritabilité
Excepté dans certaines maladies fortement associées à l’âge, à l’image de l’ostéoporose, on connaît mal la part jouée respectivement par les facteurs génétiques et par l’héritabilité dans le déterminisme des différents modes de vieillissement. L’héritabilité, c’est-à-dire les habitudes transmises par le comportement de nos parents, dicte une part sans doute non négligeable de nos propres comportements ultérieurs (modes alimentaires ou propension aux activités physiques…).
On ne peut malgré tout exclure le fait que notre génome engage lui-même, au moins partiellement, nos habitudes de vie. Les conditions socio-économiques affectées à chacun d’entre nous, l’éducation parentale, l’environnement professionnel, les expériences vécues tout au long d’une vie représentent autant de facteurs encore susceptibles d’expliquer des vieillissements différentiels et la variabilité des capacités à faire face à la succession de crises et de pertes qui jalonnent l’existence (capacité dite de résilience).
Les phases de crise
À côté des données biologiques, il convient de tenir compte des facteurs psychologiques, des influences sociales et culturelles pour expliquer l’importante variabilité des vieillissements. Ainsi, deux crises majeures du développement sont susceptibles de ponctuer l’avance en âge.
La crise du milieu de vie s’accompagne d’une certaine remise en question et de changements importants dans la vie de l’individu. L’âge de la crise paraît moins important que la nature même du conflit qui s’y révèle et qui semble constituer une période importante du développement de l’adulte. Il est d’ailleurs admis qu’elle puisse survenir et se dérouler sur une large période, de la trentaine à la cinquantaine.
La crise de la pleine maturité survient autour de 60 ou 65 ans. L’individu est confronté à une série de changements qui concourent à le placer face à une somme de pertes, susceptibles de le précipiter dans un vieillissement accéléré s’il n’adopte pas ou s’il ne possède pas les moyens d’élaborer les stratégies adéquates : abandon du rôle de parent, perte des responsabilités professionnelles ou, surtout pour les femmes, modifications significatives des habitudes de vie suite à un veuvage. Tout va alors dépendre pour l’individu de ses capacités à faire face à « la perte en trop », dénommée ainsi par Jack Messy dans La personne âgée n’existe pas (1992).
Réserves fonctionnelles
Il est établi que, dans l’accomplissement d’actes de la vie quotidienne, nous ne mobilisons qu’environ 30% de nos capacités fonctionnelles et que, par conséquent, nous bénéficions d’une certaine marge de sécurité, évaluée à environ 70% des capacités maximales, et considérée comme une réserve fonctionnelle. Cette dernière constitue les ressources dont l’individu dispose pour affronter telle ou telle agression médicale et l’on conçoit qu’une baisse de ce niveau de réserve puisse fragiliser la personne. Le potentiel de réserve conditionne donc les capacités de récupération ou de restauration fonctionnelle de l’individu. Ses réponses à tel ou tel événement de vie sont finalement conditionnées par des facteurs génétiques, par ses capacités à « faire face » et par ses réserves fonctionnelles.
Trois modalités de vieillissement
A l’échelon individuel, et bien qu’il faille se garder de se restreindre à une approche trop schématique, trois modalités évolutives de vieillissement, sous-tendant différentes trajectoires de vie, sont communément admises (Rowe et Khan, 1987) :
- le vieillissement réussi, à haut niveau de fonction, ou robuste, se caractérisant par le maintien des capacités fonctionnelles ou leur atteinte très modérée ;
- le vieillissement usuel ou habituel, qui s’en distingue par la réduction des capacités ou de certaines d’entre elles, sans que l’on puisse attribuer cet amoindrissement des fonctions à une maladie de l’organe concerné ;
- le vieillissement avec morbidités, le plus souvent chroniques, et dont l’âge ne représente qu’un facteur de risque, vont plus particulièrement concerner la sphère affective (dépression), cognitive (démence), locomotrice, sensorielle ou cardiovasculaire.
Un objectif à atteindre
Le principe selon lequel on vit de plus en plus vieux et en bonne santé ou qu’il faut privilégier le gain en années de vie en bonne santé s’est maintenant imposé. Pourtant, de nombreux efforts doivent encore être consentis pour convaincre chacun du bien-fondé des démarches de prévention, afin que le plus grand nombre puisse bénéficier d’un vieillissement en santé.
L’intérêt du concept de « vieillissement à haut niveau de fonction » consiste notamment à placer ce dernier comme le référentiel d’un vieillissement « normal » à l’échelon d’une population. Il convient néanmoins de considérer dans ce modèle que l’individu est son propre témoin, sa propre norme par rapport au maintien dans le temps de ses compétences et de ses aptitudes. Et donc que toute déviation, toute modification ou changement par rapport à cette norme a valeur d’alerte, de signal, face à l’émergence d’une déficience ou incapacité non encore visible.
Certains facteurs auxquels le vieillissement à haut niveau de fonction est associé orientent vers des actions de prévention potentielles. Ainsi, les individus qui bénéficient de ce statut affichent une pratique plus fréquente d’une activité physique telle que la marche. Ils se caractérisent par un investissement personnel dans des structures bénévoles, par de plus riches relations avec leur environnement, des liens étroits avec des enfants et par un socle social plus développé. Ils se distinguent enfin par un nombre inférieur de facteurs de risque de maladies cardio-vasculaires, par un meilleur équilibre diététique, une moindre consommation d’alcool et de tabac et par une moindre propension à recourir aux services de santé.
Le concept de vieillissement réussi ne peut cependant pas être abordé en se limitant à ces seuls aspects fonctionnels et il convient de l’intégrer dans celui plus large de qualité de vie. Par conséquent, toute action de prévention visant à maintenir un niveau suffisant de capacités fonctionnelles doit être associée ou, mieux, intégrée au développement de relations familiales ou amicales (Fratiglioni, 2000).
Le vieillissement usuel
L’application de certaines actions est de nature à améliorer le statut fonctionnel. Il est donc concevable, à condition d’interventions précoces, et dans certaines limites, qu’une personne évolue d’un mode de vieillissement usuel à un autre, à haut niveau de fonction. Cette réversibilité rend compte d’une certaine adaptabilité de l’organisme aux programmes de stimulations physiques ou cognitives. Inversement, la réversibilité alimente l’hypothèse selon laquelle le vieillissement usuel résulterait, du moins en partie, d’un déconditionnement ou encore d’une sous ou d’une non-utilisation de la fonction.
La mise en œuvre de stratégies de substitution visant à rehausser et maintenir le niveau de stimulation, véritables « reconditionnements physique et psychique », s’avère indispensable afin de prévenir l’aggravation des incapacités fonctionnelles et le risque de désocialisation.
Prendre en compte la fragilité Le vieillissement réussi ne protège cependant pas de la fragilité, qui peut être très schématiquement définie comme une désadaptation des systèmes homéostasiques. Elle aboutit à un déficit progressif des fonctions physiologiques et cellulaires, tout en limitant les capacités relationnelles et sociales de la personne âgée.
Médicalement, le concept de fragilité demeure encore assez mal défini. Mais il présuppose finalement que l’individu est capable de répondre de manière adaptée à un stress, c’est-à-dire en restaurant, dans des délais normaux, sa réserve fonctionnelle au niveau qui était le sien antérieurement. On conçoit dès lors que cet équilibre dépendra à la fois des ressources du sujet et de l’intensité de l’agression dont il est l’objet, et l’on comprend mieux l’importance du maintien de ces ressources à leur niveau le plus haut.
L’apparition de la fragilité, et son évolution, sont très variables selon les individus. Mais nous savons désormais que la prise en charge précoce des situations de fragilité réduit le risque de perte d’autonomie, le nombre d’hospitalisations, la consommation de médicaments, etc ; au bout du compte, elle limite les coûts de santé.
L’échelon individuel
Pour retarder la perte des réserves fonctionnelles et l’entrée dans la fragilité, deux stratégies peuvent être entrevues, selon que l’on considère le rôle respectif des facteurs génétiques et de l’environnement sur les trajectoires de vie. Si l’impact des premiers est prépondérant, on conçoit aisément qu’ils constituent une limite à l’augmentation de la longévité. En revanche, les actions de prévention orientées sur des facteurs de l’environnement possiblement modifiables s’avèrent particulièrement intéressantes et doivent être développées pour promouvoir un vieillissement en bonne santé.
L’ensemble de ces actions aura un impact d’autant plus élevé qu’elles seront précoces. Elles doivent idéalement conjuguer :
- la prévention des maladies cardio-vasculaires et des cancers, premières causes de mortalité primaire, par le contrôle de leurs facteurs de risque ;
- la prévention du déconditionnement physique et cognitif par la pratique régulière d’une activité physique et intellectuelle ;
- la prévention des déficiences sensorielles, auditives et visuelles ;
- une alimentation adaptée.
Elles doivent également s’appuyer sur l’ensemble des stratégies permettant de faire face aux nombreuses pertes potentielles, affectives, relationnelles, sociales et professionnelles. La prévention ou prise en charge de cette vulnérabilité peut recourir aux stratégies dites de coping ou d’ajustement. Il convient en particulier de maintenir la fonction de désir, la motivation, l’action.
Ainsi, pour les sociétés confrontées au vieillissement démographique, un des défis à relever est sans doute celui de l’égalité d’accès au vieillissement réussi. Un tel objectif implique de réviser les représentations et la place de la personne âgée et d’intégrer dans les politiques mises en œuvre, la notion de « société pour tous les âges ». Enfin, de manière plus globale, il convient de promouvoir la santé tout au long de la vie.