Ralentir l’horloge de l’âge
L’extraordinaire augmentation de la longévité oblige les spécialistes à revoir les théories du vieillissement dans lesquelles il est question de désordre, d’erreurs catastrophiques, de stress oxydatif et d’horloge biologique…
Par le Dr Michel Brack
Brooke est née le 8 janvier 1993 dans l’Etat du Maryland. Cette jeune américaine est un cas unique au monde et elle est une énigme pour l’ensemble de la communauté scientifique. Brooke ne vieillit pas… Elle a gardé l’apparence d’un bébé de 1 an. Elle pèse 7.3 kg, mesure 76 centimètres et son âge mental n’excède pas 12 mois !
L’analyse des 46 chromosomes de Brooke a révélé qu’ils étaient normaux. En revanche, pour les médecins qui la suivent, tout montre que son corps ne se développe pas comme une unité coordonnée, mais plutôt comme des parties indépendantes « désynchronisées ». Les chercheurs évoquent une mutation génétique portant sur un gène « chef d’orchestre du développement » qui serait à l’origine de cette «désynchronisation».
Ce qui arrive à Brooke est un peu l’inverse d’une autre maladie génétique plus connue, la progéria, une pathologie rarissime qui touche quelques centaines de cas dans le monde et qui se caractérise par une accélération considérable du vieillissement. Les enfants atteints de cette maladie ont une espérance de vie qui dépasse rarement 13 ans…
Ainsi, la flèche du temps n’est pas la même pour tous. Autrement dit, nous ne vieillissons pas tous de la même façon.
Réussir son vieillissement
L’augmentation considérable de la durée de vie a remis sous les feux de l’actualité les différentes théories du vieillissement.
Le nombre croissant et la diversité de ces théories confirment l’extraordinaire complexité du sujet : il n’y a pas, et il n’y aura sûrement pas, une seule et unique explication à notre vieillissement.
Si la génétique joue un rôle certain, l’existence ou l’expression de certains gènes qui contrôleraient dans un sens ou dans l’autre la sénescence de nos cellules et de notre corps ne peut en aucun cas résumer la situation. Ces théories génétiques rejoignent l’idée « déterministe » selon laquelle notre rôle sur la Terre se limiterait à nous reproduire, c’est-à-dire à pérenniser l’espèce humaine. Le vieillissement serait alors une erreur laissant en vie un être dont le rôle biologique est terminé. Une théorie peu séduisante qui nous renvoie à des temps moyenâgeux où le vieux était méprisé et détestable. Il est vrai que l’on s’intéressait peu à la longévité à une époque où l’espérance de vie ne dépassait guère 30 ans.
Les temps ont changé. Aujourd’hui, réussir « son » vieillissement est devenu un objectif essentiel pour chacun d’entre nous et un problème de santé publique majeur. Ce vieillissement réussi passe par la mise en place de stratégies de prévention active, propres à ralentir l’horloge de notre vieillissement.
Comme des horloges
Avec ou sans réveil, le matin, nous nous réveillons. A midi, nous avons faim. Le soir, nous sommes fatigués. Vers 4 heures, nous avons un pic de production de mélatonine. A 8 heures, nous avons un pic de sécrétion de cortisol et du nombre de globules blancs circulants. Bref, nous sommes réglés comme des horloges. Et pour cause : 10 à 15% de nos gènes sont contrôlés par une horloge biologique d’une période d’environ 24 heures (horloge circadienne), dont la partie centrale se trouve dans le cerveau, au niveau de l’hypothalamus.
Chez tous les organismes vivants, la plupart des activités biologiques et physiologiques (taux d’hormones, température corporelle) ou comportementales (activité locomotrice, prise alimentaire) répondent à des rythmes biologiques dictés par l’alternance jour/nuit. La synchronisation des rythmes sur la lumière s’effectue grâce au contrôle de cette horloge biologique. Du bon fonctionnement de l’horloge dépend une bonne organisation temporelle des fonctions biologiques de l’organisme. Avec le vieillissement, ces rythmes biologiques s’altèrent. Chez l’être humain, la première fonction perturbée est le rythme veille/sommeil, ce qui diminue de façon brutale la qualité de vie des individus.
De nombreux travaux confirment l’hypothèse selon laquelle l’horloge interne est une structure clé dans le déterminisme de la longévité. Elle représente une cible de choix pour tester des traitements substitutifs qui ralentiraient de façon significative les processus de vieillissement. En effet, tout porte à croire que cette structure cérébrale contrôle la production de certaines hormones telles que la mélatonine et peut-être aussi le sulfate de DHEA.
Vieillissement et chaos
Bien que relativement ancienne, une autre théorie pourrait connaître un regain d’intérêt. Cette théorie appelée stochastique présente le vieillissement comme une évolution inéluctable liée à l’accumulation dans le temps d’erreurs aléatoires. Elle est proche de « l’erreur catastrophique », autre théorie selon laquelle les systèmes biologiques de tout être vivant ne peuvent échapper de façon « probabiliste » à de multiples erreurs, dont certaines finissent par être fatales… Or, il est clair que le vieillissement se caractérise entre autres par l’accumulation de produits toxiques ou dénaturés, de mutations de l’ADN, des chromosomes et des mitochondries, du raccourcissement des télomères et de l’altération des protéines et des lipides.
Sur le plan fonctionnel, il est également démontré que vieillissement rime avec dérégulation ou dys-régulation d’un grand nombre de fonctions : rythme cardiaque, fonctions métaboliques comme celle du taux de glycémie dans le sang, sommeil… Il se trouve que la bonne régulation de l’ensemble de ces fonctions permet à l’organisme d’assurer un ensemble d’équilibres, que l’on peut appeler l’homéostasie corporelle. Celle-ci est en permanence menacée par des modifications ou des fluctuations de notre environnement : variations été/hiver, course soudaine pour attraper le bus, prise d’un repas très riche en sucres et graisses, choc affectif plus ou moins violent, pour ne citer que quelques exemples. Les raisons ne manquent pas et obligent en permanence notre organisme à gérer des états qui s’éloignent parfois dangereusement des équilibres. La perte brutale ou progressive de notre faculté à gérer ces états éloignés de l’équilibre est synonyme de vieillissement.
Une autre façon de décrire ce phénomène est d’en observer les effets à plus ou moins long terme. Une bonne gestion des équilibres – le maintien d’une homéostasie optimale – a pour résultat un organisme en bon ordre. A l’inverse, la perte de cette faculté à gérer les états qui nous éloignent des équilibres crée du désordre. Les produits toxiques s’accumulent, les substrats nobles de l’organisme ne sont plus protégés et se dénaturent, l’expression de certains gènes est perturbée, les grandes fonctions se régulent à des niveaux délétères pour la santé.
Tout organisme complexe en état d’équilibre a une tendance naturelle à augmenter son désordre. Pour ce qui est de notre corps, la quantité de désordre (ou entropie) croît avec le temps. Un jour, ce niveau d’entropie est tel qu’il devient incompatible avec le maintien de la vie. On comprend dès lors la nécessité de prévenir le désordre et de maintenir une horloge en parfait état de marche.
Maintenir l’équilibre
Des chercheurs américains, travaillant sur ces notions de dys-régulation biologique, ont inventé le concept d’allostasie, qui se définit comme « la capacité à parvenir à la stabilité à travers (ou malgré) le changement ». Là où l’homéostasie décrit des états, et plus précisément des états en équilibre, l’allostasie définit la faculté d’un système à maintenir son ou ses équilibres face aux changements. Cette notion se rapproche de celle de « résilience » qui est en quelque sorte la capacité à résister. Autrement dit, nous devons donner à notre corps tous les moyens pour qu’il puisse résister aussi longtemps que possible aux changements, aux aléas de l’existence.
Afin de donner plus de consistance à ce concept un peu compliqué, les chercheurs ont développé le score dit allostatique qui permet de mesurer la dose de dys-régulation biologique. Il se calcule à partir de certains dosages ou mesures comme : le rapport taille/hanche, la tension artérielle, le taux du HDL cholestérol, l’hémoglobine glyquée, le cortisol, la CRP et les fonctions rénales et pulmonaires… Les chercheurs ont en effet démontré que ce score est corrélé au risque de développer des maladies et de mal vieillir. Réduire son score allostatique est donc synonyme de vieillissement réussi…
La réduction du score allostatique passe par l’apprentissage des stratégies de coping (c’est-à-dire de manières de s’ajuster aux situations difficiles) : la relaxation, la reconnaissance de ses propres limites, une bonne hygiène de vie, un régime nutritionnel adapté, l’absence de tabagisme, la pratique régulière d’une activité physique, la lutte contre l’isolement social.
Le stress oxydant, un marqueur ?
L’état de stress oxydant est le résultat d’une agression oxydative moins l’action de nos défenses antioxydantes. Il s’agit d’un résultat négatif sur le plan comptable, l’agression ayant été supérieure aux défenses. Cette opération laisse dans l’organisme une quantité de produits oxydés, lipides, sucres, ADN, protéines dénaturées, dont on sait qu’ils sont délétères pour la santé et qu’ils accélèrent le vieillissement. Autrement dit, le stress oxydant augmente le désordre. Le score de stress oxydatif est en quelque sorte un score de l’entropie de l’organisme… Les stratégies nutritionnelles, qu’elles soient de l’ordre du conseil ou de la supplémentation, n’ont finalement pour but que de remettre de l’ordre dans le désordre…
Or, le stress oxydant peut aussi être considéré comme la faillite d’une fonction régulatrice, la fonction Redox, qui n’est rien d’autre que l’ensemble des processus qui permettent à l’organisme de se maintenir dans un équilibre oxydation/réduction optimal. La charge allostatique sur le plan oxydatif est la somme des facteurs ou agresseurs oxydants qui en permanence éloignent notre organisme de l’équilibre Redox. L’allostasie, quant à elle, est notre capacité à parvenir à la stabilité (ou l’équilibre) Redox face aux changements (ou agresseurs oxydants).
En conclusion, ces notions nous amènent à repenser notre façon de concevoir notre santé et, au-delà, notre vieillissement. L’essentiel n’est pas de focaliser nos efforts sur ce que nous sommes, mais sur la façon dont nous réagissons… Il est sûrement intéressant de connaître son taux de glycémie à jeun, mais il est beaucoup plus judicieux de savoir comment il évolue en fonction des repas que nous prenons ou de nos dépenses énergétiques.
Il est sûrement intéressant de savoir si notre humeur est bonne, mais il est beaucoup plus judicieux de savoir comment elle évoluerait face à un choc psychologique brutal ou à un stress qui s’éternise… Et, pour conserver le plus longtemps notre capacité à revenir aux équilibres malgré tous ces événements déstabilisateurs, il suffit peut-être tout simplement de mettre de l’ordre là où le désordre s’installe.