Bien vieillir: Comment faire?
La segmentation des populations en groupes d’âge revêt un intérêt démographique indéniable. Mais n’est-il pas discutable d’avoir fixé arbitrairement des seuils d’âge qui déterminent d’artificielles catégories considérées comme des ensembles autonomes ?
Par le Professeur Claude Jeandel, CHU de Montpellier
En un siècle, l’espérance de vie humaine a doublé, passant de moins de 40 ans à plus de 80 ans. Cet accroissement spectaculaire de la longévité, unique dans les annales du monde vivant, se traduit actuellement par une expansion considérable du nombre des personnes âgées. Alors que le taux de mortalité reste relativement stable entre 40 et 65 ans dans tous les pays à fort niveau de développement économique et social, l’espérance de vie des personnes âgées de plus de 65 ans s’accroît régulièrement. Depuis les années 1960, le nombre des centenaires double environ tous les dix ans. Aujourd’hui un nouveau-né de sexe féminin sur deux a une très grande probabilité de devenir centenaire.
Il existe naturellement une limite biologique à la durée de vie mais, pour le moment, la longévité maximale de l’espèce humaine est encore inconnue. Les informations fournies par les bases de données internationales sur la longévité suggèrent que la durée de vie maximale s’est allongée significativement au cours des vingt dernières années, dans les pays à faible mortalité. L’âge maximum confirmé, au moment du décès, est passé de 112 ans en 1980 à 122 ans aujourd’hui.
Contrairement à toutes les prévisions démographiques, la progression de la longévité humaine ne s’infléchit nullement et nous gagnons encore en moyenne plus de 3 mois d’espérance de vie supplémentaire chaque année.
Place aux jeunes ?
Contrairement à l’opinion la plus communément répandue, notre vieillissement et notre disparition ne font pas partie d’un plan établi destiné à « laisser la place aux jeunes ». En fait, dans un milieu non protégé et soumis à la sélection naturelle, les représentants des différentes espèces n’ont qu’une très faible chance de « mourir de vieillesse », parce que l’individu vieillissant, et donc affaibli, est immédiatement éliminé. Notre détérioration progressive et notre élimination n’est donc pas programmée pour éviter le risque d’une éventuelle concurrence avec notre progéniture pour la nourriture et l’espace. La cause véritable est ailleurs, dans la sélection de nos gènes (ou plus exactement de certaines variantes génétiques) au cours de l’évolution.
Le phénomène de vieillissement s’explique par le fait que la pression sélective naturelle, centrée sur le processus de transmission génétique à la descendance, n’exerce plus ses effets au-delà de la phase de reproduction. Une mutation génétique dont les effets défavorables n’apparaîtrait qu’après la période reproductive ne pourrait donc plus être éliminée du stock génétique. Notre vieillissement résulterait donc de l’accumulation de variantes génétiques défavorables dont les conséquences ne se révèleraient que tardivement, après la phase de reproduction. C’est en partie pour cette raison qu’il existe, pour l’ensemble des espèces animales, un lien étroit entre vieillissement et reproduction : une reproduction tardive correspond généralement à une augmentation de la longévité.
Comment vieillit-on ?
Notre vieillissement est d’abord moléculaire. Nous vieillissons parce que les macromolécules qui nous composent (protéines, lipides et acides nucléiques) sont progressivement endommagées. Du fait de cette altération moléculaire, certaines réactions biochimiques essentielles vont être modifiées, compromettant le fonctionnement normal de nos cellules. Cette modification du métabolisme cellulaire va entraîner à son tour des perturbations dans le fonctionnement des organes et des systèmes et aboutir finalement à un déclin physiologique généralisé et à l’apparition de maladies.
Il faut concevoir notre organisme comme un système dynamique en état de dégradation et de réparation permanentes. L’état de jeunesse correspond à un équilibre entre, d’une part, l’intensité de divers processus biochimiques nocifs pour certains composants de nos cellules et, d’autre part, l’efficacité des systèmes de maintenance et de réparation dont ces mêmes cellules sont pourvues. La vieillesse correspond à une rupture de cet équilibre, les mécanismes de réparation étant alors largement débordés par l’importance des dégâts moléculaires. Des influences génétiques, comportementales et environnementales pèsent de tout leur poids dans chacun des plateaux de la balance et interviennent donc de façon positive ou négative dans la rapidité de survenue du phénomène de vieillissement.
Les déprédateurs
Les radicaux libres sont, pour la plupart, des molécules dérivées de l’oxygène que nous respirons. Ces formes activées de l’oxygène sont inévitablement produites lors de certaines réactions biochimiques indispensables au fonctionnement normal de notre organisme. La presque totalité de ces radicaux libres est formée dans des micro-générateurs appelés mitochondries, servant à produire l’énergie nécessaire au fonctionnement de nos cellules. Ce sont des espèces moléculaires instables, extrêmement réactives, et qui vont altérer immédiatement tous les composants de nos cellules, qu’il s’agisse de protéines, de lipides ou d’acide nucléique (ADN). On a pu calculer que chaque molécule d’ADN contenue dans chacune de nos cellules est l’objet de 10 000 attaques oxydatives par jour de la part des radicaux libres.
Certain sucres absolument nécessaires à notre métabolisme, tels que le glucose, étaient jusque dans les années 1970 considérés biologiquement comme inoffensifs. Ces sucres sont, en fait, susceptibles de réagir avec les acides aminés de nos protéines au cours d’une réaction chimique relativement lente, appelée glycation. Ce processus va aboutir à la constitution et à l’accumulation progressive de produits de glycation. Ces produits vont créer des liaisons anormales entre des molécules diverses, altérant leur structure et perturbant gravement leur fonction.
Au cours de l’avance en âge, les composants de notre organisme vont donc s’oxyder sous l’effet des radicaux libres et se « caraméliser » sous l’effet des produits de glycation. Ce phénomène synergique est connu sous le terme de glycoxydation.
Les moyens de défense
Naturellement, au cours de l’évolution, les organismes multicellulaires ont élaboré des mécanismes de défense de plus en plus sophistiqués destinés à désarmer ces agresseurs et à réparer les dégâts qu’ils auraient éventuellement causés. C’est ainsi que nos cellules se sont équipées de mécanismes de défense antioxydants faisant appel à des enzymes aux noms compliqués (superoxyde dismutase, catalase, glutathion peroxydase…), ainsi qu’à diverses autres molécules synthétisées (glutathion, acide alpha-lipoïque…) ou fournies par l’alimentation (vitamines anti-oxydantes, bio-flavonoïdes…). Ces molécules anti-oxydantes vont agir de façon coordonnée pour désamorcer les réactions oxydatives et neutraliser les radicaux libres. De la même façon, d’autres molécules produites par nos cellules (acide alpha-lipoïque, carnosine...) vont prévenir les réactions de glycation et leurs conséquences néfastes.
L’extrême efficacité de ces mécanismes ne peut cependant empêcher totalement l’apparition de lésions moléculaires dues aux radicaux libres et aux produits de glycation. Interviennent alors des systèmes de réparation et de maintenance, essentiellement de nature enzymatique, dont le rôle est de détecter les lésions, de les réparer lorsque cela est possible ou d’éliminer la molécule en totalité lorsque les dégâts paraissent irréparables.
Malheureusement, les différents acteurs des mécanismes de défense et de réparation sont eux-mêmes sensibles à l’action des radicaux libres et des produits de glycation. Leur efficacité s’amenuise au cours du temps, aboutissant à l’accumulation de lésions moléculaires non réparées. Le vieillissement résulte donc en partie de l’incapacité progressive de l’organisme à maîtriser le stress glycoxydatif.
Préserver son capital
Ce n’est plus une éventualité, mais un fait : nous vivons de plus en plus longtemps et notre espérance de vie continue de progresser sans aucun signe de ralentissement. Il est donc impératif, à la fois sur le plan individuel et sur le plan socio-économique, que ces années de vie supplémentaires ne se résument pas à une simple survie grevée de maladies et de handicaps multiples. Ces années gagnées sur la mort doivent être, au contraire, une prolongation de la vie active, en pleine santé et en complète possession de nos capacités physiques et intellectuelles.
De nombreuses études démontrent que le maintien de l’état de santé n’est pas incompatible avec l’avance en âge. Toutefois, certaines mesures de prévention doivent être prises, afin que cette augmentation de la durée de vie ne s’accompagne pas d’un déclin physiologique qui la rendrait difficilement supportable. C’est à nous de faire en sorte que ce privilège qui nous a été accordé ne soit pas un cadeau empoisonné !
La prolongation de la vie humaine est un événement absolument unique dans l’évolution des espèces. Ce phénomène scientifique exceptionnel et ses conséquences socio-économiques ont évidemment suscité un intérêt considérable chez les médecins, les biologistes, les généticiens, les biochimistes et quantité d’autres spécialistes.
Ces dernières années, des progrès considérables ont été accomplis dans la compréhension des mécanismes biologiques à l’origine du phénomène de vieillissement. L’un des constats majeurs de la recherche dans ce domaine est que le vieillissement et les maladies qui lui sont associées sont loin d’être aussi inéluctables qu’on le pensait.
On dispose maintenant de nombreux moyens permettant, non pas de rajeunir, mais tout au moins d’influencer la rapidité d’évolution du processus de sénescence et d’éviter certaines de ses conséquences pathologiques.
Les facteurs de risque
Nos organismes et les éléments qui les composent vieillissent tous de façon différente et à des vitesses variables. Certaines personnes semblent présenter une résistance relative au vieillissement, en partie héréditaire ; on rencontre des familles au sein desquelles les individus terminent en majorité leur vie à un âge très avancé, sans altération préalable de leur état de santé. Inversement, d’autres personnes vieillissent plus rapidement et voient leur vie interrompue précocement, peut-être en raison de prédispositions génétiques à certaines affections, mais aussi et surtout en raison de modes de vie et de comportements individuels qui vont dilapider leur capital santé.
Les études montrent que la rapidité de notre déclin physiologique peut être attribuée pour un tiers à notre hérédité et pour deux tiers à notre mode de vie. S’il paraît pour le moment difficile d’influencer les facteurs de risque liés à l’hérédité, il est en revanche possible de modifier ceux qui sont dus à des comportements néfastes pour la santé. Le tabagisme, la consommation excessive d’alcool, les drogues, le manque d’exercice physique régulier, les mauvaises habitudes alimentaires (trop de sucreries, trop de graisses animales saturées…) aggravent et accélèrent considérablement la dégradation de nos organismes. La prévention du vieillissement commence donc par le contrôle des conduites à risque.
Prévenir et traiter
Certaines affections (les maladies cardiovasculaires, le cancer, l’ostéoporose, l’arthrose, les maladies dégénératives neurologiques…) sont classiquement associées au vieillissement et apparaissent avec une plus grande fréquence après la quarantaine. Certaines constantes physiologiques ou biologiques telles que la pression artérielle, la cholestérolémie, la glycémie, l’uricémie se dérèglent au cours du vieillissement, particulièrement chez les personnes prédisposées en raison d’un contexte familial significatif et/ou d’habitudes néfastes.
Ainsi, une pression artérielle trop élevée, un excès de poids, une consommation excessive de cigarettes, un cholestérol anormal représentent autant de facteurs de risque d’origine mixte (à la fois génétiques et comportementaux) qui vont agir de façon synergique pour induire un vieillissement prématuré du système cardio-vasculaire. L’accumulation progressive des dégâts au niveau des parois artérielles provoquera en fin de compte une complication aiguë tel qu’un infarctus du myocarde, un accident vasculaire cérébral ou une occlusion artérielle… et éventuellement une mort prématurée ou un handicap majeur !
Parallèlement à l’élimination des facteurs de risque liés au mode vie, il est possible d’augmenter nos chances de « bien » vieillir en tentant de détecter aussi précocement que possible les altérations physiologiques qui vont influencer négativement notre état de santé avec l’avance en âge. Des marqueurs cliniques, biologiques et radiologiques de plus en plus précis permettent à la fois d’apprécier le fonctionnement de tel ou tel organe ou système et d’identifier les anomalies susceptibles de provoquer à terme une altération de notre organisme et/ou une maladie.
Une surveillance médicale régulière est seule capable de mettre en évidence de tels facteurs de risque et de poser le diagnostic d’une affection éventuelle. Les anomalies identifiées doivent naturellement être corrigées le plus tôt possible, par les mesures appropriées. De même, toute affection reconnue doit être traitée avant que ses conséquences n’affectent de façon irréversible notre qualité de vie au cours des années à venir.
Plus la prévention est précoce, plus ses chances de réussite sont grandes. Les études épidémiologiques montrent que deux tiers des affections responsables d’une mortalité prématurée peuvent être prévenus !
Ralentir le processus
Nous sommes encore loin d’avoir complètement élucidé les bases biologiques du phénomène de vieillissement. Néanmoins, des avancées considérables ont été effectuées dans ce domaine au cours de ces dernières années et les pièces du puzzle commencent à se mettre en place. Ainsi que nous l’avons vu précédemment, plusieurs mécanismes moléculaires fondamentaux directement impliqués dans le processus de sénescence ont déjà été identifiés.
A mesure que notre compréhension du vieillissement progresse et que de nouvelles voies biochimiques sont découvertes, des stratégies thérapeutiques sont développées qui nous permettent de bloquer partiellement les rouages intimes du vieillissement. Les produits destinés à neutraliser les radicaux libres, à ralentir le processus de glycation, à maintenir la production de molécules énergétiques (ATP) et à favoriser la communication chimique entre les cellules (hormones) font partie des moyens pharmacologiques dont nous disposons actuellement. Ralentir le processus biologique de la sénescence représente donc une autre étape importante dans la lutte contre le vieillissement.
Mourir comme les cow-boys
En matière de prévention du vieillissement, il existe une règle d’or : « c’est la fonction qui maintient l’organe ». Toute fonction sous utilisée va aboutir à une détérioration rapide de l’organe correspondant. En l’absence d’exercice physique régulier et soutenu, les muscles vont s’atrophier. En l’absence de stimulation de la mémoire, les neurones vont se déconnecter… Le maintien des performances passe donc par la poursuite des activités, si possible au même rythme et avec la même intensité.
Pour que le vieillissement soit acceptable pour l’individu et la société, il n’existe pas d’autre alternative que de tenter de confiner la maladie au terme ultime de notre existence biologique. Autrement dit, il nous faut mourir comme les vrais cow-boys, les bottes aux pieds ! Il est donc indispensable de développer les instruments de la médecine prédictive et préventive et d’améliorer notre connaissance scientifique des mécanismes biologiques de la sénescence. Pourvus de ces armes, il faut enfin que nous devenions les acteurs responsables de notre propre santé.