Chaque réaction est unique
Le cancer nous touche dans notre corps, mais il ébranle aussi profondément notre psychisme. Les explications de Marta Vitale, psychologue spécialisée dans l’accompagnement des personnes atteintes de cancer aux HUG.
Propos recueillis par Patricia Bernheim
Y a-t-il une réaction « universelle » à un diagnostic de cancer ?
Mon expérience clinique montre que la réaction n’est jamais prévisible et toujours singulière. On peut relier ce type de diagnostic au concept du traumatisme. Le diagnostic n’est pas, en soi, traumatisant, mais il peut le devenir en fonction du vécu de la personne, des liens et des associations mentales qu’elle fait. Le choc traumatique peut intervenir au moment de l’annonce de la maladie. Les patients sont alors comme figés, pris dans un tourbillon d’émotions. Ils perdent leurs repères. Mais la réaction peut également survenir six mois plus tard ou jamais. Pourquoi ces différences ? Parce que les effets du traumatisme peuvent apparaître lorsque le patient fait des liens avec ce qu’il a vécu.
Auriez-vous un exemple ?
L’équipe m’a un jour appelée auprès d’une dame hospitalisée qui pleurait, en me disant que le diagnostic était certainement à l’origine de sa tristesse. En discutant avec elle, autre chose est apparu : enfant, elle avait été enlevée par sa mère. Ce jour-là, quelque chose du passé, l’arrachement brutal de chez soi, revenait dans le présent. Elle venait de faire le lien entre le départ précipité de son domicile pour entrer à l’hôpital et cet événement.
La réaction du patient est donc imprévisible ?
Oui, et c’est à nous d’être à l’écoute et de respecter son « temps psychique ». Nous vivons tous comme si nous étions immortels. Or un diagnostic de cancer renvoie souvent à la mort et faire face à sa mort, c’est faire face à l’impossible. Le patient doit alors mettre en place des mécanismes de défense qui seront différents pour chacun.
Quels en sont les différents types ?
Certaines personnes sont dans le déni : elles semblent faire comme si de rien n’était, mais on constate, en les observant, qu’elles en tiennent quand même compte. D’autres refoulent ce qu’elles considèrent comme insoutenable. Le diagnostic provoque un tel conflit en elles que l’information devient inconsciente, mais laisse parfois des traces dans les cauchemars. Entrer en contact avec l’idée de la mort leur est tellement impossible que certaines d’entre elles demandent jusqu’à la fin de bénéficier d’un nouveau traitement. Respecter leur temps psychique signifie écouter leur envie et la reconnaître. Même si nous n’avons plus rien à proposer au patient, nous pouvons lui reconnaître ses désirs.
Le désespoir doit également être très présent ?
Il y a des moments de désespoir, mais les patients ont souvent la capacité d’y répondre. La dépression elle-même est une réponse. Ces périodes-là sont des moments très intimes, au cours desquels les patients peuvent, par exemple, se préparer au détachement de leurs proches. Je peux vous citer l’exemple d’une autre dame, dont le pronostic était mauvais. L’équipe avait le sentiment qu’elle se laissait aller et cherchait à la stimuler. Mais c’était sa manière de se préparer à l’idée de la mort. Cet exemple ne concerne évidemment pas tous les patients déprimés. Là encore, à nous d’être à l’écoute du patient. Lorsque cela devient pénible pour lui et qu’il souhaite être aidé, des traitements existent.
Comment pouvez-vous aider les personnes submergées par l’angoisse ?
Quand l’angoisse est présente, c’est que la personne est en contact avec des certitudes. Ce sont elles qui provoquent l’angoisse et non l’inverse. Or il n’y a qu’une chose dont nous pouvons être certains, c’est la mort. Pour le reste, nous vivons dans l’incertitude et cela ne nous angoisse pas. Pour répondre à cette anxiété, il faut réinstaurer de l’incertitude et faire de la place pour les limites de la science. C’est pour cela que nous sommes prudents avec les données scientifiques que nous communiquons, parce que chaque cas est unique.
Le changement de la perception du temps est-il commun à tous les patients ?
On vit habituellement comme si on était éternel. Or là, soudainement, seul le présent existe et les priorités changent. On pourrait imaginer que les patients pensent tout d’abord à guérir, mais l’expérience montre qu’ils peuvent avoir d’autres priorités, comme résoudre leurs conflits. Par ailleurs, lorsque la survie est menacée, le sentiment de ses propres limites devient beaucoup plus concret. Il apparaît alors difficile d’envisager l’avenir et de faire des projets. Mais renoncer à des projets n’empêche pas d’avoir des désirs : si le patient aime la peinture mais ne peut plus peindre, il peut encore visiter des expositions de peinture. Le désir est compatible avec les limites que la maladie lui impose et le changement de perception du temps.
Les gens qui ont accueilli le diagnostic avec une certaine sérénité éprouvent-ils le besoin de vous rencontrer ?
Certains viennent pour partager leur cheminement. Comme ils souhaitent protéger leur famille, il n’osent parfois pas tout dire devant elle. La consultation leur offre un espace où ils peuvent s’exprimer sans penser à protéger leurs proches et sans être jugés.
Y a-t-il des conseils généraux pour aider à « faire face à l’impossible » ?
Ce serait de ne pas s’identifier à la maladie. Le patient n’est pas qu’un malade. Il a une maladie, mais il reste un sujet. Il peut arriver que le patient l’oublie. Cette réaction peut émaner du sentiment de pudeur nécessaire pour se soumettre aux traitements médicaux ; mais le risque, c’est l’aliénation, ne plus savoir qui on est. Notre rôle est de les soutenir pour qu’ils récupèrent leur singularité et leur laisser l’espace pour l’exprimer. La consultation peut aider le patient à découvrir sa façon singulière de répondre à la maladie, lui suggérer que l’expérience particulière du cancer peut aussi représenter beaucoup de potentialités – comme être dans le présent, écouter ses désirs, parvenir à mettre des limites aux autres en disant enfin non – et lui demander si cela fait écho en lui. Il n’y a pas qu’une seule réponse pour faire face à l’impossible. Chacun trouve sa manière de s’aider lui-même, sa façon singulière d’explorer ses propres réponses. Certains auront recours à la sophrologie, à l’acupuncture, à l’art-thérapie, à l’activité sportive. Cela fait partie de leur chemin et notre rôle est, dans ce cas, d’explorer avec eux le sens de leur choix et de les soutenir dans leurs priorités.