La naissance du goût
Si notre goût pour le sucré est inné, il n’en va pas de même pour les autres saveurs. Le goût, en effet, est une affaire d’apprentissage. Il commence très tôt dans la vie de l’enfant et ne cesse de s’affiner au fil des ans avec l’habitude et l’expérience.
Par Patricia Bernheim
La sensation du goût est présente très tôt dans le développement de l’être humain, puisque c’est déjà dans le ventre de sa mère, via le cordon ombilical et le liquide amniotique, que le bébé a son premier contact avec le goût des aliments. Les papilles gustatives apparaissent en effet chez le fœtus entre la 7e et la 8e semaine de grossesse et elles sont fonctionnelles dès le 4e mois de grossesse.
Puis, dès sa naissance, le bébé nourri au sein va découvrir un certain nombre de saveurs véhiculées par le lait maternel. Il faudra ensuite attendre la fin de sa période d’aliments essentiellement lactés, vers l’âge de cinq mois, pour lui faire découvrir d’autres aliments, intégrés petit à petit à ses repas.
Toutes les mamans ont pu l’observer: si le goût du sucré, inné, déclenche la succion, c’est aussi le seul que le nouveau-né reçoive sans faire la grimace. Ce réflexe gusto-facial est un puissant moyen de communication non verbale, puisque, avant même de savoir parler, le bébé signifie sans aucun doute possible s’il aime ou n’aime pas ce qu’on lui propose à manger. Ces préférences apparaissent très tôt et sont très différentes d’un bébé à un autre.
L’éducation au goût
Comme le bébé est entièrement dépendant sur le plan de l’alimentation, l’apprentissage du goût se fait d’abord en fonction de ce que lui donnent ses parents. Puis, très vite, en regardant les grands manger, l’enfant souhaite les imiter et faire comme eux. Il apprend par l’expérimentation qu’il y a quatre grandes familles de saveurs: le salé, le sucré, l’amer et l’acide. Ailleurs dans le monde, les bébés en expérimentent même une cinquième, le piquant, rare en Europe, mais très répandu en Asie ou en Afrique.
Comme l’alimentation fait partie intégrante de notre identité culturelle, cette initiation au goût sera donc très différente selon le groupe social ou la culture à laquelle l’enfant appartient. Ce sont eux qui vont nous apprendre à définir ce qu’il est de bon goût de manger ou pas.
Les petits Suisses vont très tôt goûter à la fondue, les Japonais au poisson cru, les Sénégalais aux sauterelles grillées, tandis que juifs et musulmans éviteront le porc.
L’enfant va aussi apprendre à définir l’intensité de cette saveur et à établir une sorte de norme en fonction des références alimentaires de son groupe social et de son environnement familial. C’est ainsi que les pâtisseries orientales paraissent bien trop sucrées à nos palais occidentaux et le curry indien bien trop fort.
Puis, plus tard, l’apprentissage du goût se fera au-delà des murs de la maison. Les repas pris à la garderie, à la cantine ou chez des amis vont contribuer à l’enrichir et se développer.
Un apprentissage jamais terminé
Depuis la nuit des temps, la difficulté principale des parents est soit de faire manger des légumes à leurs enfants, soit de leur faire découvrir de nouveaux goûts ou des mets à la saveur prononcée.
Spontanément, en effet, la plupart des enfants préfèrent les aliments riches en glucides et de texture lisse. Si on suivait leurs désirs, leurs repas seraient limités à un cercle extrêmement restreint d’aliments: beaucoup de sucré (bonbons, biscuits ou chocolat) et quelques aliments salés simples, genre poulet–frites (si possible noyés dans le ketchup). Le reste serait à tout jamais banni.
Ce refus d’expérimenter une saveur inconnue, qui connaît son apogée entre 4 et 7 ans, est commun à presque tous les enfants. Mais, la néophobie alimentaire s’assouplit en général entre 7 et 10, voire 11 ans… pour autant que les incitations à la découverte n’aient pas cessé.
Pris en sandwich entre les messages nutritionnels («pour se développer harmonieusement, les enfants ont besoin d’avoir une alimentation diversifiée») et les «j’aime pas définitifs» de leur progéniture, les parents ont la tâche d’autant plus ardue qu’ils doivent faire face à l’abondance de produits industriels destinés aux enfants, largement présentés dans les espaces publicitaires qui entrelardent leurs émissions préférées.
Partant du principe que les enfants aiment ce qui est petit et sucré, plusieurs marques ont mis sur le marché une large gamme de produits destinés au grignotage. Il en va de même avec les boissons sucrées qui diminuent la capacité à sentir le goût des aliments et incitent à choisir les plus gras, les plus salés et les plus sucrés d’entre eux.
Or, on le sait, ces mauvaises habitudes alimentaires prises dans l’enfance risquent de perdurer à l’âge adulte et d’entraîner à terme des problèmes de poids et un certain nombre de maladies. Apprendre à son enfant à diversifier ses goûts, à apprécier différentes saveurs, est donc capital. Un apprentissage qui n’est jamais terminé, puisque les sensations de plaisir évoluent avec l’âge, que le goût s’affine avec l’habitude, l’expérience et grâce aux découvertes culinaires que l’on peut faire par exemple en voyageant.
Pour en savoir plus:
- www.prevention.ch/lasantepourtous.htm
- La naissance du goût, de Nathalie Rigal, Ed. Noesis
- Le goût chez l’enfant, de Jacques Puisais, Ed. Flammarion
- Depuis 2001, la «Semaine du goût» en Suisse donne lieu à des centaines de manifestations à travers tout le pays, dont un certain nombre (30% en 2005) est destiné aux écoliers. Une bonne occasion d’affiner et d’enrichir la palette de goûts des petits et des grands. (Prochaine édition du 14 au 24 septembre 2006.)
Tous les sens en émoi
Le goût est en fait le résultat de l’appréciation de plusieurs sens. Le premier d’entre eux, c’est bien sûr la gustation. Celle-ci est rendue possible grâce à notre langue qui est recouverte de 10 000 papilles gustatives. Celles de l’extrémité avant de la langue détectent le sucré et le salé, celles de l’arrière, l’amer, et celles situées sur les côtés, l’acide.
Chacune de ces papilles se termine par plusieurs petits bourgeons qui permettent d’analyser les aliments. Ces derniers, mélangés à la salive, pénètrent dans les papilles et stimulent les terminaisons nerveuses. Les sensations ressenties sont alors envoyées au cerveau par l’intermédiaire des nerfs, où elles sont mémorisées dans le centre gustatif et olfactif. Ces empreintes, à la différence des autres sens, sont inévitablement liées à la notion de plaisir ou de déplaisir.
Les mets ne sont en effet pas qu’une affaire de saveurs, mais sont aussi indissociablement liés à un contexte, à une émotion. C’est ce côté affectif lié à la nourriture, profondément ancré en nous, qui fait du goût l’un des souvenirs les plus puissants et qui grave dans notre mémoire les saveurs de l’enfance, à
l’image de la madeleine de Proust. Ainsi, la tarte Tatin fait remonter le souvenir de la grand-mère qui la confectionnait à petits gestes lents dans la cuisine surchauffée, tandis que le gigot évoque celui que l’on mangeait le dimanche, avec le père en bout de table familiale, armé de son grand couteau à désosser.
Mais le goût ne serait rien sans l’odorat. Pour s’en persuader, il suffit de se rappeler à quel point «rien n’avait de goût» lors de notre dernier rhume et combien il est difficile d’avaler quelque chose qui ne sent pas bon.
Le goût est aussi une histoire visuelle: une assiette bien présentée semble plus appétissante et fait donc plus envie qu’un tas informe. Enfin, il est encore lié à la température, à la texture, au volume, ainsi qu’à la perception auditive (un cracker qui ne craque pas sous la dent est tout à fait décevant).
Face à la complexité du goût, on comprend mieux pourquoi les enfants, avant d’adopter un nouvel aliment, prennent le temps de se familiariser avec lui. Ils l’analysent à travers tous les sens stimulés par la nourriture, en le regardant, le humant, le touchant, le triturant, avant de le mettre éventuellement dans leur bouche.
Ne seraient-ce les bonnes manières, l’enfant qui sommeille en nous tous serait parfois bien tenté d’en faire autant...