Repas: quand les parents produisent de la santé
Vingt-cinq ans après l’arrivée des fast-foods, que reste-t-il des repas en famille dont certains prédisaient la disparition ? Chercheuse à l’Université de Genève*, Céline Del Bucchia s’est penchée sur la question.
Propos recueillis par Patricia Bernheim
Pourquoi vous êtes-vous intéressée à la place des repas dans la vie d’une famille ?
Il y a un quart de siècle, l’arrivée des McDo et de la globalisation de l’alimentation a été vécue comme une menace. Certains pensaient qu’on ne se nourrirait bientôt plus que de pilules. Or, aujourd’hui, même si l’alimentation a beaucoup évolué, le repas reste central.
Plus de 80% des familles avec enfants prennent le repas du soir ensemble (il s’agit de statistiques françaises, mais les chiffres suisses sont proches). A titre de comparaison, elles sont moins de 50% aux Etats-Unis.
A partir de ce constat, j’ai cherché à savoir ce que cela représentait, pour un couple de jeunes parents, de faire à manger et où se situait le repas dans notre société de loisirs allergique à toute contrainte.
Qu’est-ce qui vous a le plus frappé dans cette enquête ?
Le premier résultat très marquant, c’est que l’alimentation change énormément à l’arrivée du premier enfant. Avant lui, elle est globalement basée sur des notions de facilité, de rapidité et de plaisir.
Pour les parents, l’arrivée d’un bébé va induire un vrai questionnement sur leur responsabilité par rapport à l’alimentation de leur enfant. Ils réfléchissent en termes d’héritage familial et de santé. Il y a une grande rupture qui va vers plus d’implication dans l’alimentation.
Comment les parents perçoivent-ils l’acte de faire à manger ?
On trouve trois représentations principales. Dans le premier cas, le repas est entièrement tourné vers le bien de l’enfant. Le parent veut mettre dans l’assiette ce qui est bon pour son développement. Le parent est alors producteur de santé. Dans le deuxième cas, le repas sert à célébrer le lien familial. Le repas est l’occasion d’être ensemble, de passer un bon moment et l’alimentation sert de support au lien familial.
Les parents sont ici producteurs de lien social et de plaisir. Dans le troisième cas, le repas permet de marquer une certaine identité familiale. Les parents, beaucoup plus impliqués, sont producteurs de culture. C’est ainsi que certaines familles développent une culture du naturel et du bio, d’autres la culture de la tradition, d’autres la culture du voyage et de la découverte à travers la nourriture.
En quoi cela change-t-il le contenu de leurs assiettes ?
Les choix des parents sont très différents. Dans le premier cas, celui du parent producteur de santé, ils sont influencés par le discours médical et se focalisent sur les légumes.
Quand le parent est producteur de lien social, il privilégie les produits « plaisir », et le menu sera plus axé sur l’abondance et le plaisir des sens. Enfin, quand le parent est producteur de culture, les choix dépendent de leur origine culturelle ou de leur choix de vie, mais une grande attention est donnée à la nourriture.
Quelle place occupe le bio ?
L’écologie et le respect de l’environnement sont très présents chez les jeunes parents de ma recherche qui, globalement, se sentent responsables à travers leur consommation. Ce sujet est même parfois abordé à l’occasion des repas. Car, si on a une attitude responsable, c’est pour l’avenir de l’enfant. Consommer dans le respect de la nature devient un choix de vie, même pour ceux dont les revenus sont modestes. C’est donner du sens au repas. Ils choisissent des produits bios, locaux, de saison, sans pour autant être des militants.
Quelles sont les conclusions de votre recherche d’un point de vue marketing ?
Actuellement, la grande distribution et le marketing sont orientés sur l’idée de faire gagner du temps et de faciliter la vie des mères de famille. C’est important, mais pas au cœur des préoccupations des parents de jeunes enfants. Pour eux, le thème central dans les repas quotidiens, c’est la santé et la transmission de valeurs à travers la nourriture. Pour les familles interrogées, la santé passe par des produits frais, des produits naturels, un équilibre alimentaire.
Or leur perception, c’est que la nourriture industrielle est tout le contraire. Ils ont des suspicions par rapport aux produits de la grande distribution et le sentiment que leurs préoccupations ne sont pas assez prises en compte. Les efforts du marketing ne sont pas suffisants pour rassurer les parents qui sont en résistance face à ceux qui « produisent » la nourriture.
Une piste de réflexion serait de s’interroger sur la manière de faciliter la vie des gens tout en leur permettant de rester eux-même producteurs de santé. Ce n’est pas une activité qu’ils ont envie de déléguer à l’industrie agro-alimentaire. En revanche, celle-ci peut les y aider. C’est tout l’enjeu du marketing de demain.
Mères-pères : même combat ?
Pour sa recherche, menée dans le cadre de sa thèse de doctorat au sein du Laboratoire de l’OVSM (Observatoire de ventes et de stratégies du marketing) dirigé par le professeur Bergada, Céline Del Bucchia a organisé trois groupes de discussions de mères et un de pères. Leur point commun : ils ont des enfants entre 4 et 11 ans, se situent dans la classe moyenne mais leur origine culturelle, leurs revenus, leur éducation et leurs activités professionnelles sont très différents.
La jeune chercheuse a ainsi pu comparer les discours des mères et des pères. « La différence entre les deux, c’est le poids du rôle social. Aujourd’hui, les mères ne sont plus prisonnières de leurs fourneaux, elles ont une vie professionnelle, sociale, mais elles continuent de s’impliquer pour créer un lien familial ».
Quarante ans après ai 68, on en reste donc toujours au rôle choisi pour le père et imposé pour la mère. « Si les jeunes mères éprouvent toujours ce besoin de faire elles-même à manger, c’est tout d’abord pour mieux veiller à la santé de l’enfant mais aussi pour exister en tant que mère. Les pères sont plus libres dans cette tâche et plus orientés plaisir. Les mères, elles, sont plutôt dans la responsabilité ».
*La recherche de Céline Del Bucchia se poursuit. Les parents d’enfants âgés de 4 à 11 ans intéressés à y participer peuvent la contacter au 022 379 88 22 ou par mail : celine.delbucchia(at)hec.unige.ch